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30
Juin

L’appréciation extensive et alarmante de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme

Au carrefour du droit de l’urbanisme et de la domanialité publique, l’article L.318-5 du Code de l’urbanisme interroge les fondamentaux de ces deux disciplines : droit de propriété, aménagement du territoire, office du Juge administratif. L’arrêt du Conseil d’État du 27 mai 2020 , mentionné aux tables du Recueil Lebon, est l’occasion de le souligner (CE, 27 mai 2020,SCCV Les Viviers, n°433608).

En l’espèce, une Commune avait souhaité procéder au transfert d’office d’une voie privée dans le domaine public communal, sur le fondement de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme. Une partie des propriétaires de la voie se sont opposés à cette procédure, et la Commune a donc demandé au préfet de procéder à ce transfert d’office, ce qu’il a refusé. Ce refus est contesté par les autres propriétaires, favorables au transfert. La demande est rejetée en première instance, puis admise en appel. Les propriétaires s’opposant au transfert se pourvoient donc en cassation.

Rappelons que cette disposition permet aux communes, après enquête publique, de transférer d’office et sans indemnité dans leur domaine public, la propriété des voies appartenant à des propriétaires privés situées dans des ensembles d’habitations et ouvertes à la circulation générale.

Qualifié d’« expropriation sans indemnisation » (Fleury (M.), « L’expropriation sans indemnisation : le cas de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme », RDI 2017, p.272) , l’article L318-3 rejoint des dispositifs variés, qui permettent d’atteindre le droit de propriété privé sans les garanties que l’on connaît classiquement en matière d’expropriation ou de nationalisation (V. En ce sens L.2111-4 CGPPP ; L.112-1 Code de la voirie routière ; V. également la question des servitudes d’urbanisme).

Dans ce contexte, l’incorporation d’office dans le domaine public de voies ouvertes à la circulation présente une originalité, en ce qu’elle repose sur un consensus initial entre propriétaires et collectivité. En effet, il s’agissait pour le législateur de trouver un équilibre entre une voie dont la propriété est privée – dont il peut accepter librement le passage de véhicules et de personnes – et les obligations importantes incombant à la Commune du fait de son ouverture au public, en matière de travaux publics et de police administrative. En effet, le Code général des collectivités territoriales ne distingue pas en fonction de la propriété publique ou privée des voies mais de leur ouverture ou non au public.

Ce déséquilibre était flagrant en matière de lotissement, où les colotis sont souvent incapables financièrement d’entretenir la voie qui leur appartient. Dès lors on comprend l’esprit du texte : en incorporant la voie dans le domaine public, les propriétaires sont dispensés de financier son entretien, ce qui constitue une forme d’indemnisation « négative », d’où l’absence d’indemnisation comme en matière d’expropriation.

Cette justification est toutefois bien légère au regard du rôle cardinal du droit de propriété dans notre droit. C’est pourquoi l’utilisation de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme est subordonnée à des conditions strictes, dont l’appréciation concrète relève du Juge administratif.

Or précisément, ces conditions font l’objet dans l’arrêt commenté d’un assouplissement tel qu’il remet frontalement en cause les garanties octroyées aux propriétaires privés.

A titre liminaire, sur l’appréciation de l’intérêt à agir des demandeurs au transfert. Alors que la Cour administrative d’appel de Nantes avait reconnu un intérêt à agir aux appelants au motif qu’une servitude de passage grevait leurs fonds au profit des intimés, le Conseil d’État y substitue un autre motif. Il estime que l’intérêt à agir est seulement constituée par la qualité de riverain des parcelles en litige, motif qui « repose sur des faits constants n’appelant aucune appréciation ». Le Conseil d’État se détache ainsi, avec une légèreté déconcertante, du critère de la qualité de propriétaire. Or la jurisprudence antérieure exigeait que l’auteur d’une demande de classement possède un droit de propriété sur la voie privée dont il demande le classement (CAA Lyon, 21 juin 2012, n° 11LY00363, Muller). En admettant la seule qualité de riverain pour les personnes favorable au transfert, le prétoire s’ouvre plus largement contre ceux qui souhaitent protéger leur droit de propriété.

Ensuite, sur le critère de l’opération d’aménagement. Dans son considérant 9, le Conseil d’État estime que les juges du fond n’avaient pas à rechercher si le projet de la Commune s’inscrivait dans un projet d’aménagement, si l’entretien de la voie était à la charge de la Commune, ou si les propriétaires avaient laissé la voie se dégrader.

A la lecture de cette formule, on pourrait croire que la question l’ouverture de la voie à la circulation publique est purement objective, à laquelle il est possible de répondre simplement par la négative ou l’affirmative.

Cette interprétation va pourtant à l’encontre de l’esprit du texte, tel qu’exposé ci avant. Comme le soulignait Samuel Deliancourt « Si les dispositions du Code de l’urbanisme prévoient une procédure de transfert d’une propriété privée, c’est parce que celle-ci ne peut concerner que les opérations d’urbanisme, et elles seules, et, plus spécifiquement, les opérations d’aménagements. En effet, les dispositions la régissant sont codifiées dans le chapitre 7 du Code de l’urbanisme, lui-même situé dans le titre relatif aux opérations d’aménagement, et concernent en pratique les lotissements pour lesquels le statut des voies et leur retour dans le domaine public communal n’a pas été initialement prévu dans la convention conclue entre le lotisseur et la commune » ( Deliancourt (S.), Le mécanisme de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme : un procédé particulier d’incorporation d’une voie privée dans le domaine public communal, JCPA n°22, 26 mai 2008).

On le voit ici, le Conseil d’État travestit l’article L.318-3 en le détachant des principes de l’aménagement du territoire qui le soutient initialement, et a pour effet de concevoir bien plus largement le transfert dans le domaine public.

De plus, sur l’appréciation factuelle de l’ouverture au public. Dans son considérant 8, le Conseil d’État affirme que la Cour a porté sur les faits de l’espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation et n’a pas commis d’erreur de droit, l’ouverture à la circulation publique d’une voie privée n’étant, contrairement à ce qui est soutenu, pas subordonnée à la condition que la circulation automobile y soit possible. Cela peut paraître anecdotique, mais en réalité c’est du consentement des propriétaires au transfert dont il est question ici.

Par principe, dans le cadre de cette procédure, le droit de propriété est garanti par la protection de la volonté d’affectation des propriétaires privés au domaine public. Cette règle était régulièrement rappelée par la jurisprudence (CE, 13 octobre 2016, n°381574, Commune de la Colle-Sur-Loup). A titre d’exemple la légalité des travaux entrepris par une Commune ou l’exercice des pouvoirs de police du Maire est conditionnée au consentement explicite des propriétaires, sous peine de constituer une voie de fait ( V. en ce sens : CE, 5 mars 2008, n°288540, Mme Bremond e.a ; CAA Marseille, 22 octobre 2007, Torrenc ; Civ. 1Re, 3 février 2004, n°02-13349). Cette question relève d’une appréciation in concreto. Le juge emploi la technique du faisceau d’indice (CE, 13 octobre 2016, n°381574, Commune de la Colle-Sur-Loup) et s’attache à vérifier la présence d’acte juridique ou d’entraves matérielle à la circulation du public, ainsi que les contestations à l’affectation à l’usage du public (V. en sens contraire, CE, 5 mai 1958, Dorie et Jaunault).

Dans ce contexte, apparaît un double objectif de protection du droit des propriétaires privés, et (ce qui est propre au droit administratif des bien depuis l’entrée en vigueur du CGPPP), de rationalisation du domaine public. La notion d’ouverture à la circulation fait alors l’objet d’une interprétation traditionnellement restrictive, au point qu’elle se rapproche de la notion de circulation terrestre connue dans le CGPPP et dans le Code de la voirie routière (V. L .2111-14 CGPPP ; L.111-1 Code de la voirie routière).

Plus récemment le Conseil d’État a proposé une définition stricte de la circulation publique, en exigeant que le bien soit aménagé en vue de la circulation ou qu’il permette d’accéder à des habitations (CE, 19 septembre 2019, n°386950, Communauté urbaine du Grand Nancy).

De plus, le Juge administratif a pu retenir que « la circonstance que cette partie de rue soit utilisée depuis de nombreuses années par des piétons et cyclistes avec l’accord de son propriétaire n’est pas de nature à lui conférer le caractère d’une voie publique ouverte à la circulation générale et à imposer au propriétaire le passage de véhicules automobiles ; » (CE, 18 octobre 1995, n°150490, Benoît). Dans le même sens, il a pu dire que « si la parcelle litigieuse était accessible au public, elle ne pouvait être regardée comme affectée par la commune aux besoins de la circulation terrestre ; qu’ainsi, elle ne relevait pas, comme telle, en application de l’article L. 2111-14 du code général de la propriété des personnes publiques, du domaine public routier communal ; qu’en outre, il ne ressort pas des pièces du dossier, en dépit de la circonstance que des piétons aient pu de manière occasionnelle la traverser pour accéder aux bâtiments mitoyens, que la commune ait affecté cette parcelle à l’usage direct du public » ( CE, 2 novembre 1995, n°373896).

L’exposé de cette jurisprudence permet de comprendre le revirement qu’opère aujourd’hui le Conseil d’État, en détachant l’ouverture à la circulation de la circulation automobile. Cette appréciation pour le moins extensive des conditions de transfert réduit la protection du droit de propriété des propriétaires défavorables au transfert.

Cette atteinte au droit de propriété fait l’objet de récurrent débats sur sa conformité à la Constitution de l’article L.318-3 du Code de l’urbanisme (CAA Marseille, 1er décembre 2015, Monsieur B. et a, n°14mA01791 ; CC. , QPC, 6 octobre 2010, Époux A n°2010-73 QPC ; Rép. min. Longeot, n° 20524 : JO Sénat 23 mars 2017, p. 1219).

Le Juge constitutionnel affirme pourtant « qu’un tel transfert est conditionné, sous le contrôle du juge administratif, par l’ouverture à la circulation générale de ces voies, laquelle résulte de la volonté exclusive de leur propriétaires d’accepter l’usage public de son bien et de renoncer par là à son usage purement privé ; que le législateur a entendu en tirer les conséquences en permettant à l’autorité administrative de conférer à ces voies privées ouvertes à la circulation publique un statut juridique conforme à leur usage ; que ce transfert libère les propriétaires de toute obligation et met à la charge de la collectivité publique l’intégralité de leur entretien, de leur conservation et de leur éventuel aménagement ; qu’au demeurant, le législateur n’a pas exclu toute indemnisation dans le cas exceptionnel où le transfert de propriété entraînerait pour le propriétaire une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt  général poursuivi ». Cette justification, peu convaincante par bien des aspects (Foulquier (N.), La conformité peu convaincante la Constitution de l’incorporation d’office des voies privées ouvertes à la circulation publique, RDI 2010, p.612), n’est pas sans rappeler la jurisprudence Bitouzet (CE, sect., 3 juillet 1998, Bitouzet).

Malgré ces critiques, et ce recul qui peut apparaître dangereux du droit de propriété privé, lequel interroge sur l’opportunité de la compétence du juge administratif en la matière, le Conseil d’Etat se range derrière des règles de procédure pour éviter de connaître de la conventionnalité de cette disposition par rapport au droit au respect des biens, garanti par l’article 1er du premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme.

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